par Tanguy Descamps

Vertiges

Face au réchauffement climatique, le secrétaire général de l’ONU pointait en juin 2023 la « pitoyable » réponse du monde, nous conduisant vers un réchauffement de +2,8 °C d’ici la fin du siècle. Dans la même conférence de presse, il affirmait « qu’il est temps de se réveiller et d’accélérer la cadence » pour respecter – ce qui est encore possible – un réchauffement à +1,5 °C, conformément à l’accord de Paris.

Cette prise de conscience du changement climatique m’a bousculé en 2018, alors que Greta Thunberg lançait les grèves pour le climat, que 30 000 étudiants signaient le manifeste pour un réveil écologique et que l’Europe était en proie à un été particulièrement chaud. Nourri de lectures et de visionnages de conférences sur internet, cet éveil écologique (extinction du vivant, raréfaction des ressources, crise de la sensibilité dont parle Baptiste Morizot) m’a plongé dans des abîmes d’impuissance et de tristesse, tandis que j’effectuais mon stage de fin d’études à l’étranger.

Comment mes études, dont j’avais apprécié la rigueur sociologique et l’ouverture culturelle, avaient-elles pu omettre de m’instruire sur ces sujets qui conditionnent l’existence de la vie sur Terre ?

Engagé au sein de l’association La Bascule à partir du printemps 2019, je rejoignais cette jeunesse que l’on entendait scander dans les rues depuis plusieurs mois : « 1 et 2 et 3 degrés, c’est un crime contre l’humanité ». J’y trouvais des personnes qui partageaient mes doutes et décidaient de se saisir à bras le corps du sujet en agissant ensemble. Le monde dont nous voulions était déjà en germe partout. 

Engagement 

Pour rendre davantage visibles ces parcours d’engagement, j’ai initié avec un ami – Maxime Ollivier – un recueil de témoignages. Après près de trois ans de travail, « Basculons ! dans un monde vi(v)able » a paru en avril 2022 aux éditions Actes Sud. On y lit les histoires de bascules de 30 jeunes qui ont décidé de s’engager dans le respect des limites planétaires, pour subvenir aux besoins essentiels du plus grand nombre. Certains cherchent à rediriger la stratégie des entreprises, d’autres n’y croyant plus démissionnent avec fracas et inventent d’autres modèles à côté. Transmission de fermes en agroécologie, habitats légers, mobilités bas-carbone, décroissance énergétique, sont autant de sujets dont se saisit notre génération à travers l’action institutionnelle, l’engagement partisan, la structuration de collectifs citoyens, la désobéissance civile, etc. Pour appuyer sur la réalité et la nécessité d’une alliance intergénérationnelle, nous avons donné la parole à une vingtaine d’acteurs et actrices des transitions, défricheurs de l’écologie, plus âgés, sans lesquels nous ne serions pas là aujourd’hui. Députés, chercheurs, militants, entrepreneurs, ils et elles ont tracé un chemin que nous prenons à leur suite. Avec ce livre, nous voulions montrer que l’écologie n’est pas un secteur d’activité, mais une philosophie pratique qui vient irriguer chaque pan de la société. En cela, certains métiers doivent être réinventés, certains doivent disparaître et d’autres être créés. Sans transiger sur la radicalité à laquelle nous oblige la situation, différentes formes d’engagement sont possibles ; nous conseillons à chacun, chacune, de trouver sa voie en partant de ce qu’il aime faire.

Lever les freins

La tournée de près de 100 rencontres que nous avons faites en 2022 nous a permis d’entendre la voix de nombreuses personnes motivées à l’idée de basculer dans un monde (en)viable.

Trois freins empêchent la plupart ces personnes à passer à l’action de manière significative.

Le premier frein est social : décider de remettre en question ses études ou sa carrière pour basculer, bifurquer, c’est potentiellement faire évoluer le regard que les autres portent sur soi, s’éloigner de groupes d’amis et s’en créer d’autres ailleurs, bref : créer des remous dans une sécurité relationnelle qui nous faisait du bien, malgré tout. Être minoritaire n’est pas agréable pour tout le monde, et nous avons besoin de reconnaissance de la part de nos proches !

Le deuxième frein est financier : si l’aspiration à la bascule est présente dans une bonne partie de la population (volonté de ralentir, de donner du sens), elle est entravée par l’impératif financier. Comme l’écrivait le sociologue Bruno Latour, l’économie s’est fixé comme indicateur principal la profitabilité financière des entreprises, et non la garantie des conditions d’habitabilité de la planète – ou la régénération du vivant. Aussi, l’argent que nous gagnons vient plus facilement de structures qui participent à ce système destructeur, que d’associations ou d’entreprises innovantes qui cherchent à s’inscrire dans un projet de décroissance conviviale ou de post-croissance.

Le troisième frein, qui englobe les deux précédents, est politique : la vision libérale de l’écologie laisse entendre que la transition écologique sera d’abord le fait des individus. Une vision plus structurelle affirme elle que la bascule sera surtout le fait des institutions et des grandes entreprises des pays riches, majoritairement responsables des dégâts écologiques. Les catastrophes écologiques nous angoissent peut-être moins que l’action délibérée de destruction du vivant ou le manque d’ambition écologique des gouvernements, dont l’objectif principal devrait être de contraindre l’appétit des multinationales. En plus de notre écoanxiété, c’est probablement une politico-anxiété que nous ressentons. Face à cela, l’engagement politique, tant national que franco-allemand et international, est plus que nécessaire.

Art, écologie et contemplation

La jeunesse engagée sur les thématiques écologiques côtoie d’autres jeunesses, qui reflètent la diversité de notre société, ses paradoxes et contradictions. Avec les générations du dessus qui portent l’ambition d’une bascule, elle se doit de mener la « bataille culturelle » pour faire infuser ses idées. Si le discours politique, l’influence et l’incarnation sont des leviers pertinents, celui de la création artistique sera nécessaire à la germination d’imaginaires sobres, conviviaux et réalistes. La danse, la peinture, la poésie, le cinéma, le sport, la musique électronique ou classique sont et seront des vecteurs d’un monde respectueux du vivant, attentif aux complexités, concentré sur la garantie de l’essentiel pour le plus grand nombre.

La théorie du Donut de l’économiste Kate Raworth est un bon guide, à même d’unir des sensibilités différentes en gardant le niveau d’exigence dont nous avons besoin.

De manière très pratique, regarder chaque jour une partie du vivant se mouvoir (tourbières, lacs, herbes hautes, oiseaux, écosystèmes aquatiques et terrestres en tout genre), concentrer son attention sur le monde et moins sur les écrans, contempler plutôt que scroller, est également une réponse possible, une immense source d’inspiration et de joie.

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Preview Portrait Tanguy Descamps

Tanguy Descamps est un citoyen engagé pour un monde vivable. Il a participé au programme Sauzay en classe de quatrième et au programme Voltaire en classe de seconde, respectivement à Rostock et Brême. Depuis la fin de ses études à Sciences Po Bordeaux et à l'université de Stuttgart entre 2013 et 2018, il s'est engagé dans l'association La Bascule et dans une collectivité locale sur l'éducation alimentaire. Il a coordonné le recueil de témoignages "Basculons ! dans un monde vi(v)able" paru chez Actes Sud en avril 2022.

Tanguy Descamps
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